Derrière son calme apparent, Catherine oscille entre colère et défaitisme. A 59 ans, cette cadre a été remerciée le 31 décembre dernier, après vingt années de bons et loyaux services dans son entreprise. « Etre licenciée en étant senior, c’est un peu la double peine, raconte-t-elle. On se sent bien, on a l’impression d’avoir la capacité de travailler encore et d’être utile, mais on a cet effet boomerang négatif de la société, qui vous dit : « Bah non, t’es un vieux croûton, tu ne sers plus à rien. » C’est dur. » Comme si voir les bougies s’empiler sur le gâteau d’anniversaire ne suffisait pas.
Un retard français
En ce lundi matin, Catherine participe à un atelier organisé par l’Association pour l’emploi des cadres (Apec) intitulé « Valoriser les atouts de son expérience senior ». Ils sont cinq, dans cette salle du premier étage de la Tour Ariane, à La Défense, à s’être inscrits. Tous ont occupé des postes de premier ordre, parfois à l’international, ont su s’adapter à de nouvelles fonctions en cours de route, ont concrètement aidé leur boîte à grandir. Ils se retrouvent pourtant aujourd’hui en difficulté sur le marché du travail. « Lors d’un de mes derniers entretiens, le recruteur m’a dit que j’étais très bien, que j’avais toutes les compétences, mais qu’on lui avait fixé un âge maximal à 53 ans, illustre Gilles, 59 ans,, ancien directeur général d’une PME dans le secteur industriel. C’est un peu désespérant. »
La France se montre particulièrement impitoyable avec ses travailleurs seniors. Elle figure parmi les mauvais élèves de l’UE, avec un taux d’emploi de 55,2 % pour les 55-64 ans, quand l’Allemagne et les pays scandinaves culminent à plus de 70 %, selon les données d’Eurostat en 2020. C’est pire si l’on réduit la classe d’âge aux 60-64 ans, avec un taux d’emploi de 33,1 %, quand la moyenne européenne s’établit à 45,3 %. Les chiffres interpellent, alors que le débat sur les retraites s’est fait une petite place dans ce qui reste de la campagne présidentielle. S’il est réélu, Emmanuel Macron entend bien entériner la réforme laissée de côté lors de son premier quinquennat à cause du Covid-19. Et repousser, comme c’est également le projet de Valérie Pécresse pour LR, l’âge légal de départ de 62 à 65 ans.
Le président-candidat, qui sait aussi bien lire un tableau de stats que nous – et même sûrement mieux –, est bien conscient qu’il y a « un sujet autour du chômage des seniors », comme il l’a reconnu lors de l’émission La France face à la guerre sur TF1 en début de semaine passée. Mais il tient son argument choc : « A chaque fois qu’un pays a décalé l’âge légal, ça a amélioré le taux emploi des seniors », a-t-il assuré lors de sa grande conférence de presse à Aubervilliers. Sauf que la France souffre d’un retard colossal dans la prise en considération de ce que peuvent apporter ces fameux seniors aux entreprises.
Ce n’est pas nous qui le disons, mais un rapport sur « le maintien en emploi des seniors » remis début 2020 au Premier ministre. Les auteurs rappellent notamment qu’un accord-cadre avait été signé au niveau européen en 2017 pour encourager le « vieillissement actif et l’approche intergénérationnelle » dans les entreprises. « Force est de constater que la France est l’un des pays européens dans lequel cette approche et les divers instruments qui la portent ont eu le moins d’échos et de traductions opérationnelles », est-il écrit. En résumé, que ce soit du côté des employeurs ou des pouvoirs publics, personne ne s’est donné la peine de réfléchir à ce que l’on pourrait mettre en place pour offrir une dernière partie de vie active à la fois épanouissante pour les salariés et utile pour l’économie.
« Crime social »
Le résultat de décennies passées à inciter les gens à partir plus tôt, pour qu’ils profitent davantage de leur retraite et, surtout, pour laisser la place aux jeunes. « On voit bien, dans d’autres pays, que les seniors ont leur place, ils sont parfaitement intégrés. En France, la question ne se posait pas. Avec l’avancée progressive de l’âge de départ, on a mis la question de l’emploi senior sous le tapis, estime Martine Erhard, la consultante de l’Apec chargéée de l’atelier. Il va falloir réfléchir globalement, créer un marché. Sinon, on ne va engendrer que de la précarité supplémentaire. C’est un énorme chantier, qui va questionner beaucoup de choses, notamment la culture RH. »
C’est à ce niveau que la France va devoir faire sa révolution, pour en finir avec ce « crime social » des entreprises qui « licencient à tour de bras des seniors à partir de 55, 56 ans », observe froidement Catherine. Pour Emeric Lebreton, président d’Orientaction, cabinet spécialisé dans les bilans de compétences, et chercheur en sciences sociales, il y a « un verrou psychologique à faire sauter » des deux côtés :
« Celui de l’employeur, parce qu’on a changé d’époque. Aujourd’hui, les personnes de 60 ans font de la trottinette, sont connectées, elles possèdent un dynamisme et un éveil mental qui ne sont pas ceux des anciennes générations, mais c’est comme si ça n’avait pas été intégré par le milieu du travail. Celui de l’employé, aussi, car il faut se préparer à finir à 67-68 ans plutôt qu’à 57-58, et donc revoir la manière d’envisager la deuxième partie de sa carrière. »
Dans le rapport remis à Matignon, une quarantaine de propositions concrètes sont formulées, autour de cinq axes clés : la prévention de l’usure professionnelle, la facilitation des mobilités et évolutions professionnelles, l’assouplissement des frontières entre emploi et retraite, le renforcement de l’investissement en formation à partir de la mi-carrière et la remise en cause de nos représentations liées à l’âge.
Soft skills et équilibre social
« Les seniors doivent faire face à des stéréotypes qui ont la vie dure chez les employeurs, explique Jean-Charles De Fouchier, président du cabinet de recrutement Perfhomme. Ces derniers les voient comme des personnes qui vont avoir du mal à s’acclimater à la culture d’entreprise, être moins dynamiques, avec qui ils ne pourront pas construire une relation dans la durée, etc. » Des clichés parfois ancrés chez les seniors eux-mêmes et qu’il tente de déconstruire dans le cadre de l’opération « Coup de pouce » lancée par Syntec Conseil, le syndicat qui réunit l’ensemble des métiers du conseil.
Celle-ci se décline sous plusieurs formes – ateliers thématiques, séances de « speed coaching », rencontres avec des acteurs de l’emploi… « On insiste sur la manière de contrecarrer les lieux communs négatifs, reprend Jean-Charles De Fouchier. La meilleure solution, c’est les prendre un par un et de poser, en face, des faits qui vont les démonter. Qu’est-ce qui, dans mes activités, ma manière de travailler, mon expérience professionnelle, fait que je suis dynamique, compétitif, stable ? » Ou comment faire comprendre aux seniors qu’ils ont de nombreuses qualités à faire valoir, par exemple la gestion de situations complexes, l’intelligence émotionnelle, la capacité d’analyse – bref tous ces soft skills précieux pour l’équilibre d’une entreprise.
« Aller chercher le marché caché »
Dans ce domaine, certaines sociétés, quand même, ont montré la voie ces dernières années. Un article du magazine Notre Temps publié en février 2021 recensait quelques initiatives : Orange a mobilisé des tuteurs seniors pour encadrer alternants et stagiaires, EDF a constitué des binômes senior-nouvel entrant pour faciliter le transfert des savoir-faire, Danone a lancé le programme « Octave » pour sensibiliser ses salariés aux vertus de la diversité générationnelle. Pour toutes, une idée centrale : « la valorisation et le partage des savoirs ».
Source 20 MINUTES.