Maltraitances en Ehpad : cacophonie dans le suivi des alertes et des contrôles…

Le gouvernement ne donne pas de chiffres sur les signalements de mauvais traitements dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.

Il s’est pourtant doté dès 2004 d’outils pour faire remonter ces informations. 

Dans la salle commune d’un Ehpad de Kaysersberg (Haut-Rhin), en avril 2020.

 

Sur les 7 500 établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) que compte la France, combien sont contrôlés chaque année ? « Je suis incapable de vous le dire comme ça », a reconnu Brigitte Bourguignon, la ministre déléguée chargée de l’autonomie, mardi 1er février sur France Inter.

Les révélations du livre Les Fossoyeurs (Fayard, 400 p., 22,90 euros), du journaliste indépendant Victor Castanet, sur les dérives au sein d’établissements de ce type du groupe Orpea, posent une question d’échelle. A quel point la maltraitance est-elle répandue ? Combien de potentielles victimes compte-t-on parmi les 700 000 personnes âgées en perte d’autonomie qui vivent en Ehpad ? Et de quels moyens les autorités sanitaires se dotent-elles pour les protéger ?

Sollicité par Le Monde, le gouvernement a refusé de communiquer tout élément chiffré pour répondre à ces questions. Impossible de savoir, donc, combien de cas de maltraitances en Ehpad remontent chaque année aux autorités sanitaires, ni combien de contrôles sont réalisés par celles-ci.

Officiellement, c’est la qualité des chiffres qui serait en cause. « Les données pour lesquelles vous nous sollicitez ne sont pas, à ce stade, suffisamment consolidées », plaide-t-on au cabinet de Brigitte Bourguignon. Mais notre enquête montre que l’Etat a multiplié les initiatives depuis vingt ans pour, précisément, être en mesure de livrer de telles statistiques. L’absence de telles données dans le débat public s’explique-t-elle par un manque de transparence ou par des carences dans le suivi des maltraitances en établissements ?

Les débuts de l’« ambitieux » projet Prisme ont été laborieux

L’Etat s’est doté dès 2004 d’outils pour recenser les signalements de maltraitances dans les établissements sociaux et médico-sociaux, Ehpad compris, et analyser les suites qui y sont données. Une base de données spécifique a été créée à ces fins, nommée Prisme (pour « prévention des risques, inspections, signalements des maltraitances en établissement »). Dès sa création, Prisme a été présenté comme un outil utile au ministère de la santé « à des fins de statistiques et de pilotage », tant sur les contrôles des établissements que sur les signalements de violences et maltraitances.

Ce projet est « ambitieux », mais ses débuts ont été laborieux, constate un rapport de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) en 2006. Prisme est alors « peu et difficilement utilisé » par les directions départementales des affaires sanitaires et sociales, ancêtres des agences régionales de santé (ARS). Son utilisation varie fortement d’un département à l’autre : certains ne l’utilisent pas, d’autres n’y renseignent que des cas avérés de maltraitance lourde ou, à l’inverse, y notent la moindre réclamation. Difficile de tirer des conclusions nationales de ces données faute de pratiques uniformes dans leur saisie, estime l’IGAS.

Quatre circulaires ministérielles successives (en 2008, 2010, 2011 et 2014) ont ensuite poussé les ARS à remplir correctement la base de données. « Toute situation de maltraitance signalée dans le secteur médico-social et toute inspection réalisée (…) doivent être saisies », clarifie la dernière, publiée dix ans après la création de Prisme.

Depuis le 30 décembre 2015, les établissements ont l’obligation légale de signaler « tout dysfonctionnement grave dans leur gestion », ce qui inclut les situations de maltraitance. En outre, le logiciel Prisme a été remplacé par un nouveau portail de signalement, le SI-VSS, censé faciliter la tâche des ARS.

Des bilans statistiques ont pourtant été annoncés

Malgré tous ces efforts cumulés depuis 2004, l’Etat ne dispose donc toujours pas de chiffres fiables, affirme le cabinet de Brigitte Bourguignon. L’entourage de la ministre déléguée a refusé de répondre à nos questions précises sur les raisons de ce blocage, le sujet faisant « partie des enjeux abordés dans les annonces du gouvernement, qui interviendront d’ici à la fin février ». Mais il précise que l’Etat a « lancé en 2019 une étude de faisabilité pour mettre en place une nouvelle interface de signalement » à destination des établissements. Ce travail « se poursuit actuellement »… Les remontées d’incidents sont actuellement signalées par les Ehpad dans un simple fichier de traitement de texte. Consolider des informations au niveau national relève de la gageure.

« Je ne peux pas me prononcer sur ce sujet », a également éludé l’ancienne ministre des affaires sociales et de la santé (de 2012 à 2017) Marisol Touraine lorsque nous l’avons interrogée sur le sujet. La socialiste se souvient bien de la circulaire de 2014 clarifiant notamment l’utilisation du logiciel Prisme, qu’elle a signée. Mais « mon sujet de préoccupation à l’époque était qualitatif et pas quantitatif, développe-t-elle. J’avais déjà eu connaissance de situations difficiles dans des Ehpad en tant que présidente de conseil départemental [d’Indre-et-Loire, de 2011 à 2012]. Ce texte pose un cadre pour faciliter les remontées d’informations par les ARS, car la culture de transmission était inégale d’une structure à l’autre. »

Reste que la circulaire en question pose bien l’utilisation du logiciel Prisme comme « un enjeu de statistiques nationales », notamment pour réaliser un « bilan statistique national annuel ». Sollicité par Le Monde pour savoir si de tels bilans statistiques ont bien été réalisés par la suite, le ministère de la santé n’a pas donné suite.

La circulaire du ministère de la santé de 2014, à l’époque où Marisol Touraine était ministre, mentionne bien l’intérêt statistique des données du logiciel Prisme.

Le Défenseur des droits déplore également l’absence de données nationales sur le sujet dans un rapport de 2021. Pour les auteurs de ce rapport, un tel outil permettrait « d’évaluer, d’objectiver et de comparer les différentes situations de maltraitance ».

« La question, c’est de savoir sur quoi débouchent nos rapports »

Les différents groupes d’Ehpad interrogés, quant à eux, assurent qu’ils font remonter les problèmes dont ils ont connaissance. Certains freins ont pu être levés récemment. La direction de Korian, poids lourd du secteur en France, indique par exemple que « les alertes peuvent être réalisées de manière anonyme » dans ses établissements, depuis 2021. Le groupe Colisée insiste quant à lui sur sa « charte d’incitation à la déclaration des événements indésirables graves » et Orpea s’est doté d’une charte comparable.

En revanche, tous jugent les procédures de signalement trop complexes et plaident en faveur d’un système unique, et simplifié, pour les recenser. La transparence sur les données aurait également le mérite d’éclairer le travail des ARS. Parmi les éléments recensés par la base de données Prisme, puis par celle qui lui a succédé, on trouve en effet le suivi des contrôles réalisés en Ehpad, qu’ils soient consécutifs à des signalements ou inopinés. Dans les points qui doivent en principe y figurer, on trouve les suites données aux inspections. Or, pour Victor Castanet, le journaliste auteur du livre Les Fossoyeurs, les rapports des ARS n’ont que peu de conséquences sur la marche des groupes comme Orpea.

Ce constat est partagé par Marianne Pladys, consultante chez Scop Copas, responsable d’évaluations externes d’établissements – chaque établissement évalué l’est tous les sept ans. « Lors de nos évaluations, nous faisons remonter d’éventuels facteurs de risques aux ARS et à la direction des établissements. Il peut y avoir des faisceaux d’indicateurs qui alertent sur des situations à risque. C’est faux de dire qu’il n’y a pas de visite des Ehpad, la question serait plutôt de savoir sur quoi débouchent nos rapports. »

La directrice de l’ARS Ile-de-France, Amélie Verdier, a reconnu, mercredi 9 février à l’Assemblée nationale, que les sanctions sont plutôt rares, sans être inexistantes, citant notamment les huit injonctions et deux mises sous administration provisoire prononcées par ses services depuis 2018, sur les quelque 700 Ehpad de la région.

Source LE MONDE.

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