Handicap invisible – Yann Saillour, policier de la BAC blessé en 2015 : « Une carrière, ça peut vite se terminer au cimetière »…

Deux semaines après le meurtre du brigadier Masson à Avignon, des milliers de policiers ont manifesté pour réclamer plus de sévérité contre « les agresseurs de forces de l’ordre ». Yann Saillour, policier lui aussi blessé sur le terrain, espère un durcissement des lois en cas de récidive.

Entretien.

Yann Saillour sensibilise les fonctionnaires de police aux dangers sur la voie publique au travers de son histoire

 

Cette mobilisation, lancée à l’appel des principaux syndicats de policier, a été déclenchée par la mort, coup sur coup, de deux agents ces dernières semaines. La première victime, Stéphanie Montfermé, a été poignardée dans les Yvelines le 23 avril. La seconde, c’est Eric Masson, tué à Avignon le 5 mai dernier, de deux balles tirées à bout portant.

Le dernier grand rassemblement pour réclamer un durcissement des lois qui punissent les « tueurs de flics », c’était en octobre 2015. Des milliers de policiers avaient alors manifesté sous les fenêtres du ministère de la Justice alors que l’un de leurs collègues, Yann Saillour, était plongé dans le coma. Il y restera plus de trois semaines. Six ans après, le brigadier devenu officier attend beaucoup de la mobilisation pour que les députés durcissent les textes de loi actuels contre les multirécidivistes et plus largement contre tous ceux qui n’ont plus peur de l’uniforme de la police ou de la gendarmerie.

Policier de la brigade anticriminalité de Saint-Denis (93), Yann Saillour a eu le malheur, en 2015, de se retrouver face à un braqueur multirécidiviste qui avait pris la fuite alors qu’il était en permission. Le tireur avait fait feu à trois reprises. La première balle s’était introduite dans le canon du propre revolver du policier. Une balle lui avait traversé la mâchoire, l’autre s’était logée dans sa tête. Les gestes de premier secours de ses collègues, et l’intervention des chirurgiens, lui avaient sauvé la vie. Le braqueur avait été abattu par les collègues de Yann Saillour, qui avaient répliqué aux tirs.

Yann Saillour s’en est donc sorti, mais à quel prix… Les mots pour décrire son enfer sortent désormais de sa bouche meurtrie avec fluidité. Mais cette facilité n’est qu’apparente. « C’est un handicap invisible« , confie Yann Saillour : le moindre stress déclenche des céphalées et des troubles cognitifs, à cause notamment de « cette maudite balle » logée dans un recoin de son cerveau. Un combat de tous les jours près de six ans après les faits, qu’il a confié à France Inter.

FRANCE INTER : Il y a deux ans lors d’une interview (accordée à nos confrères du Parisien), vous luttiez encore pour retrouver l’intégralité de vos facultés. En vous entendant parler normalement, on a l’impression que ça va beaucoup mieux…

YANN SAILLOUR : « Ce n’est pas tout à fait ça. En fin de compte, je souffre d’un handicap qualifié ‘d’invisible’. Tout va bien, mais quand on commence à creuser, il y a pas mal de déchets. J’ai beaucoup récupéré, il faut le reconnaître, mais j’ai encore beaucoup de troubles cognitifs : plus de trois informations simultanées et je me perds… Non, non, rien n’est comme avant. J’ai régulièrement des oublis et des migraines. En fonction du niveau d’anxiété, lié au stress de la vie courante, des soucis, tout de suite il y a des céphalées qui surgissent. »

Combien de temps il vous a fallu pour pousser à nouveau la porte d’un commissariat ?

« Il y a eu huit mois d’abord aux Invalides, et plus d’un an dans un hôpital de jour dans la banlieue de Caen. Deux ans au total de rééducation. J’ai repris le service en septembre 2017. »

Vous avez réussi à reprendre le travail, mais plus au sein d’une brigade anticriminalité.

« Non, ça c’est terminé, je ne peux plus mettre un pied dehors, sur la voie publique en fait. C’est impossible. Un truc tout bête : le fait de traverser la rue, pour moi c’est déjà compliqué. Alors me retrouver sur la voie publique, être armé et courir après des voyous… Ça c’est du passé. »

Ce qui s’est passé à Avignon récemment a dû vous secouer à nouveau…

« Ça fait remonter effectivement de mauvais souvenirs. Je sais qu’Eric avait mon âge, 36 ans, au moment des faits, donc je m’identifie pas mal à ce collègue décédé. Ça fait ressortir des choses, une grande tristesse, la douleur de la famille, je pense à ses deux filles. À l’époque j’avais déjà ma fille, la mienne avait six ans. Et je sais que les siennes grandiront sans leur papa.

Nous, c’est simple. Nous étions 13 fonctionnaires de police face à deux hommes qui venaient de faire un vol à main armée. On est 13 policiers, tous l’arme au poing. On va pour interpeller deux individus suspects qui se trouvent dans leur véhicule et l’un des deux sort et fait feu à trois reprises. Là, dans tous les cas, en tirant, il savait qu’il allait y avoir une riposte en face et qu’il allait être abattu. »

Et vous faites depuis de la formation pour les jeunes policiers en école à travers le pays… Vous avez créé un kit de prévention des risques en intervention.

« Oui, c’est une mallette pédagogique. Elle est incluse dans la formation des jeunes gardiens de la paix. Je sensibilise les fonctionnaires de police aux dangers sur la voie publique au travers de mon histoire et de mon parcours post-traumatique. Le but, c’est de provoquer un électrochoc en leur disant qu’on part à trois dans un véhicule et on revient à trois… De surtout garder le contrôle de leur intervention, de ne pas perdre pied. J’évoque aussi le stress en intervention. Je fais ça avec un collègue formateur sur la sécurité en intervention, justement. Il intervient sur la protection balistique, l’armement etc., tout ce qui n’est pas de mon domaine. »

Qu’est-ce que vous auriez envie de dire à vos jeunes collègues ?

« Qu’ils prennent soin d’eux. Une carrière, c’est long et ça peut vite s’arrêter. Ça peut vite se terminer au cimetière. »

La dernière fois que des milliers de policiers se sont rassemblés comme ce mercredi devant l’Assemblée Nationale, c’était après ce qui vous est arrivé.

« Oui, j’étais plongé dans le coma. C’était le 14 octobre 2015. J’ai été surpris a posteriori par l’ampleur du rassemblement mais j’ai compris ensuite que c’était par rapport à mon agresseur, à son profil violent, au fait qu’il se soit échappé lors de sa permission d’un jour, non surveillée et non accompagnée, pour un rendez-vous d’insertion en mairie (Wilston Blam avait pu en bénéficier parce qu’il avait  purgé plus d’un tiers de sa peine, ndlr) ».

Six ans plus tard, nouveau rassemblement contre le traitement judiciaire actuel des multirécidivistes, nouvelle colère.

« Oui, je sais que je n’étais pas le premier. Là, la preuve en est qu’on voit des collègues tomber à nouveau. Aujourd’hui, on le voit bien, un contrôle va vite déraper. Les contrôles, le nombre de refus d’obtempérer, maintenant on n’hésite pas à écraser un policier ou un gendarme. L’uniforme ne fait plus peur. Me concernant, si l’individu qui m’avait tiré dessus était resté en prison, eh bien ça ne serait jamais arrivé. Je ne serais pas handicapé maintenant. »

Vous vous êtes battu ces dernières années pour une indemnisation équivalente aux autres citoyens. Vous en êtes où ?

« Oui, je suis défendu par un cabinet d’avocats qui s’occupe essentiellement de préjudices corporels au vu de mon handicap. En fait, six ans après les faits,  je n’ai toujours pas été indemnisé par le fond de garantie, au prétexte jusque-là que je bénéficiais de la protection fonctionnelle. Le problème, c’est que la protection fonctionnelle pour les policiers est au final deux à trois fois inférieure à ce que permet la commission d’indemnisation des victimes d’infraction. On avait dû monter à Paris (en 2018) avec des délégués syndicaux et mon père, qui est un ancien officier de police, pour dénoncer ce traitement. Mais ça y est avec la loi de janvier 2019, les policiers peuvent enfin en bénéficier comme tout citoyen. Normalement ça devrait se débloquer pour moi vers le mois d’octobre cette année. »

Source FRANCE INTER.

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