Enquête Santé : la France est-elle confrontée à une « épidémie » de cancers ?…

Le nombre de cancers explose.

Est-ce une épidémie grave ou cela s’explique-t-il principalement par le vieillissement de la population ?

Deux visions scientifiques s’opposent.

Une nouvelle machine permet de mieux prévenir les cancers de la prostate, au CHU de Caen (Calvados).

 

« Je ressentais comme une énorme boule au milieu de l’estomac. Je n’arrivais plus à m’alimenter. » Aziz est tombé à 48 kg, contre 65 en temps normal. En mai 2020, on lui diagnostique un cancer : lymphome gastrique.

L’homme de 48 ans est conscient d’avoir échappé de peu à la mort. Il est en rémission depuis décembre 2021, mais il conserve des séquelles importantes et doit suivre « un régime drastique ».

Comme Aziz, 3,8 millions de personnes ont ou ont eu un cancer, aujourd’hui en France. Le nombre de cas augmente de façon spectaculaire. Selon les statistiques officielles de Santé publique France (SPF) et de l’Institut national du cancer (Inca), « le nombre de nouveaux cas a augmenté de 65 % chez l’homme entre 1990 et 2018 ». Chez la femme, il a quasiment doublé sur la même période (93 %).

Pour les institutions publiques, ce constat grave n’est pas inquiétant, puisque ces données résultent majoritairement de l’augmentation de la population, de son vieillissement et d’une détection plus efficace.

Les spécialistes anticipent même une diminution du nombre de cancers dans les années à venir. « Nous avons les moyens dans notre pays, d’espérer dans les dix ans qui viennent, un tournant significatif pour vaincre les cancers », avance le docteur Jean-Baptiste Méric, oncologue et directeur du pôle santé publique et soins de l’Inca.

Pour d’autres scientifiques, au contraire, la situation épidémique est avérée depuis les années 1950. La faute à quoi ? À une poly-exposition constante à des cancérogènes. « [Les cancers] figurent parmi les pathologies pouvant être liées à l’environnement », selon un rapport conjoint de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Afsset) datant de 2008.

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Ces cancers évitables

À la lecture de ces chiffres, Florian Clatot, oncologue au centre de lutte contre le cancer Henri-Becquerel à Rouen (Seine-Maritime), se dit « vraiment étonné ». Le professeur concède n’avoir « pas perçu que c’était aussi important ». Pourtant, ce spécialiste se refuse à parler d’épidémie : « Que s’est-il passé entre 1990 et 2018 ? Il y a une augmentation du nombre de patients, notamment des femmes qui fument davantage, nés durant le baby-boom et qui atteignent l’âge à risque. La plupart des cancers surviennent après 40 ans. Si vous augmentez fortement la population de plus de 40 ans, vous allez mécaniquement augmenter le nombre de cancers. Donc la première cause est là. »

Le docteur Jean-Baptiste Méric, oncologue à l’Inca, se dit aussi « gêné » par l’utilisation du terme « épidémie », « en ce sens qu’il peut donner l’impression d’une fatalité, or pour un nombre considérable de cancers, chacun à son niveau peut agir pour limiter son risque. Nous pouvons vaincre les cancers en modifiant certains comportements et habitudes de vie ».

L’oncologue rappelle que « 40 % des cancers seraient évitables si nos concitoyens ne fumaient pas, buvaient moins d’alcool, avaient une alimentation équilibrée et variée et une activité physique plus régulière ».

« Cette épidémie existe »

Cependant, pour certains chercheurs, contrairement à l’interprétation faite par les autorités de santé, la France est bien confrontée à une « épidémie de cancers ». « Je ne sais pas comment qualifier autrement une maladie qui, en augmentation constante, est devenue totalement ordinaire dans la population », assume Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche honoraire à l’Inserm et sociologue.

Cette spécialiste de la santé environnementale rappelle que le nombre de cancers par an est passé de 150 000 à près de 400 000, entre 1985 et 2019. De même pour le docteur Jean-François Corty, ancien directeur des opérations chez Médecins du monde, il ne fait aucun doute que « cette épidémie existe » : « Dans la définition d’épidémie par le Larousse, il y a le fait qu’il s’agisse d’un ‘‘phénomène pernicieux, nuisible qui atteint un grand nombre d’individus’’. On est dans cette configuration. »

Le nombre croissant de cancers pédiatriques est, pour le docteur Corty, signataire d’une tribune sur ce sujet dans Le Monde, un « révélateur » de cette épidémie. « Il y a 2 500 cas par an, environ 200 décès chaque année et ces chiffres sont certainement sous-estimés », selon Jean-François Corty. Les statistiques de la Caisse nationale de l’Assurance maladie ont révélé une augmentation de 18 % du nombre de cancers pédiatriques, entre 2003 et 2019.

« Un phénomène très lié à l’industrialisation »

Puisque les facteurs invoqués classiquement, la consommation d’alcool ou le tabagisme, ne fonctionnent pas dans le cas des enfants malades, pour ces scientifiques, il faut aller chercher les clés de compréhension du côté de l’environnement des malades. « Au moins 90 % des cancers pédiatriques sont liés à des causes environnementales. Les enfants n’ont pas à être malades du cancer, ce n’est pas normal », insiste Jean-François Corty.

Sur ce sujet, les chiffres font polémique. Pour le docteur Jean-Baptiste Méric, de l’Institut national du cancer, « lorsqu’on analyse bien les chiffres, il n’y a pas d’épidémie du cancer de l’enfant. Ceux-ci sont plutôt stables. Ces chiffres viennent d’une interprétation un peu biaisée de ceux de l’Assurance maladie. Les données des registres sont beaucoup plus fiables ».

Outre les chiffres de l’Assurance maladie, Annie Thébaud-Mony estime que l’augmentation régulière du nombre de cancers chez l’enfant « est probablement à peu près similaire à celle de la Grande-Bretagne, où ils ont des registres, et où on sait que la mortalité infantile par cancer a augmenté de 1 % par an depuis une vingtaine d’années ».

Pour Annie Thébaud-Mony, il ne fait guère de doute qu’il s’agit d’un « phénomène très lié à l’industrialisation ». La sociologue rappelle que les premiers cas de cancers sont apparus dans le secteur minier aux 18e et 19e siècles, « mais la véritable épidémie a commencé dans les années 1920-1930 », avec une « accélération impressionnante après la Seconde Guerre mondiale ».

Cette accélération « est concomitante de l’essor des industries chimiques et pétrochimiques qui introduisent dans la production – et dans l’environnement – des millions de molécules et mélanges de substances dont la toxicité est pour une large part méconnue. S’y ajoutent les industries métallurgique, minière et nucléaire, dont certains risques toxiques sont identifiés de longue date, ainsi que l’essor de l’agriculture chimique », écrit le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle dans le Vaucluse (Giscop 84), dans la revue internationale Anthropologie et santé, en 2021.

« J’ai été empoisonné » aux pesticides

Les premiers résultats des travaux du Giscop 84 et de celui de Seine-Saint-Denis (Giscop 93) tendent à démontrer ce lien entre la maladie et l’exposition à des cancérogènes. Depuis 2000, l’équipe scientifique de Seine-Saint-Denis mène une enquête permanente auprès de plus de 1 200 patients atteints de cancers respiratoires et urinaires.

Ainsi, en Seine-Saint-Denis, « plus de 85 % des patients (en majorité ouvriers ou employés) ont subi une ou des expositions de très longue durée (plusieurs décennies) à un ou plusieurs cancérogènes », indiquent ces scientifiques.

Dans le Vaucluse, des médecins hospitaliers, généralistes et du travail, des sociologues et des géographes suivent, depuis 2017, des patients atteints de cancers hématologiques pris en charge par le service d’onco-hématologie du centre hospitalier d’Avignon. Et là aussi, la tendance est la même qu’en Seine-Saint-Denis : « 71 % des patients ont été poly-exposés à trois cancérogènes ou plus au cours de leur carrière, et ce, souvent sur des durées longues et avec des intensités moyennes ou fortes ». De même, comme le confirme le médecin parisien Jean-François Corty, « il y a de plus en plus de données objectives qui font le lien entre cancers et pesticides ».

Le cancer d’Aziz a été reconnu comme maladie professionnelle en novembre 2020, soit six mois après la pose du diagnostic. « C’est évident que c’est lié à mon travail. » L’homme a été 17 ans maçon et a respiré tout un tas de produits chimiques, comme les enduits de façade et les adjuvants pour le ciment.

Mais cet habitant de Bagnols-sur-Cèze (Gard), a surtout été tractoriste viticole. C’est lui qui assurait la pulvérisation des pesticides de mars à juillet. « Ça m’a empoisonné et ça a empoisonné l’environnement. »

Si le lien est aujourd’hui « évident », il ne l’était pas au début. « Au début, les médecins cherchaient plutôt du côté de l’hecilobacter pylori, une bactérie qui infecte l’estomac. Et je n’aurais jamais fait le lien si le Giscop n’était pas venu me voir », reconnaît l’ancien ouvrier agricole.

Le professeur Florian Clatot du centre Becquerel, confirme que « l’hypothèse numéro un pour expliquer l’augmentation des lymphomes est celle des pesticides ».

En décembre 2021, le lien entre les cancers de la prostate et l’exposition au chlordécone, un pesticide largement utilisé aux Antilles, a été reconnu par l’État. Dans ce scandale de l’empoisonnement au chlordécone, les juges d’instruction du pôle santé publique du tribunal judiciaire de Paris ont prononcé le 25 mars 2022, la fin des investigations sans mise en cause. En Guadeloupe et en Martinique, les habitants présentent un taux d’incidence du cancer de la prostate parmi les plus élevés au monde.

Les travaux des Giscop « sont évidemment intéressants », juge le docteur Méric, oncologue de l’Inca, « mais de là à les généraliser il y a un pas qu’on ne peut pas franchir ».

La question des poly-expositions est un des domaines les plus innovants de la recherche, mais on ne peut pas lui faire dire ce qu’il n’a pas trouvé. Ça ne doit pas nous décourager de lutter contre les facteurs de risques évitables du cancer. Vouloir mettre la responsabilité sur la pollution environnementale ou sur l’exposition professionnelle, c’est possiblement détourner nos concitoyens des messages importants : le tabac, c’est 20 % des cancers ; l’alcool, 8 % et l’alimentation déséquilibrée et le manque d’activité physique, un peu plus de 10 %. L’action sur ces facteurs de risque pourrait conduire à éviter un nombre de cancers extrêmement significatifs.

Docteur Jean-Baptiste Méric, Institut national du cancer.

La pression des lobbies ?

Pour les scientifiques du Giscop d’Avignon, c’est clair, « la France est en pleine épidémie de cancer », « même si les autorités sanitaires résistent à la désigner comme telle ». Mais il s’agit d’une épidémie qui se propage « plus ou moins à bas bruit, parce qu’on n’a pas les outils pour bien la documenter », selon l’ancien cadre de Médecins du monde.

Par exemple, les cancers ne sont recensés que par une vingtaine de registres généraux (voir l’infographie ci-dessous), « qui couvrent 22 % de la population française, sans distinction entre les régions fortement industrialisées et celles qui ne le sont pas », dénonce Annie Thébaud-Mony.

« Les chiffres se font sur la base d’extrapolations à partir des cas de ces quelques départements. Dans ces conditions, c’est difficile d’avoir une vision claire du nombre de cas », peste le docteur Corty, engagé dans la lutte contre les cancers des enfants.

Pour le docteur Jean-François Corty, « il y a une forme de lenteur institutionnelle qui questionne : pourquoi n’est-on pas capable de mieux documenter cette réalité, de faire des enquêtes environnementales qui nous permettent de comprendre l’origine des cancers ? » La sociologue Annie Thébaud-Mony croit comprendre pourquoi « il n’y a pas une volonté politique d’aller sur le terrain des risques industriels » : « Il est évident que le patronat et les lobbies industriels freinent des quatre fers pour toute réglementation sur les produits toxiques ».

Pour le docteur Jean-François Corty, il est clair que « des lobbies industriels ont d’énormes difficultés à assumer le fait que leurs produits sont potentiellement cancérigènes. Ces industriels, produisent un tas de données, pour diluer les connaissances et faire en sorte qu’on s’éloigne des sujets de fond ».

D’ailleurs, les deux Giscop du Vaucluse et de Seine-Saint-Denis ont souvent mis en avant leur « difficulté à obtenir des financements ».

« Les moyens qu’on a pu mettre sur le Covid montrent qu’on peut arriver à des choses extraordinaires en matière de santé publique, analyse le docteur Corty. Il y a un combat autour de cette réalité qui peut-être va créer des tensions entre les enjeux sanitaires et les enjeux économiques, mais il faut le mener parce que c’est inacceptable. »

Source ACTU.FR

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