Depuis bientôt un an, le Covid-19 bouleverse notre quotidien et nous oblige à réinventer nos vies et nos rapports sociaux.
Que restera-t-il de cette pandémie une fois le coronavirus maîtrisé ?
Quels enseignements tirerons-nous de cette crise sanitaire ? Entretien avec l’anthropologue Michel Agier.
Quelle vie aurons-nous après le Covid-19 ? Pour les chercheurs en sciences sociales, la pandémie qui bouleverse notre planète depuis bientôt un an est un puits de réflexion. Même si cette crise sanitaire est loin d’être terminée, elle révèle déjà de profonds changements dans notre société et notre façon de vivre.
Pour l’édition du soir, l’anthropologue Michel Agier, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, a accepté d’analyser cette période inédite et de partager ses réflexions sur ce qu’il pourrait en rester après.
Michel Agier, peut-on dire que cette crise sanitaire est un moment historique ?
C’est un fait social total, qui bouscule toute la société. Notre organisation sociale et économique, personnelle et collective, est transformée par cette pandémie. C’est une rupture. Une sorte de catastrophe qui est en train de radicalement changer l’organisation de la vie des humains en société, notre rapport avec la nature. Et cela est brutal. Même si on en parlait depuis un certain temps, on s’y retrouve confrontés brusquement.
L’incertitude est désormais notre quotidien. Ce virus a-t-il changé notre rapport à la peur ?
La réponse à un événement inconnu, c’est la peur. C’est une réaction profondément humaine. Avec le Covid-19, on a vu un retour à la peur cosmique, comme à l’époque médiévale. Celle-ci nous rappelle notre faiblesse face à la nature. Nous sommes ramenés à la vulnérabilité de nos petites vies, sidérés devant la puissance des forces climatiques, atmosphériques, etc. de la Terre. Nous devons reconnaître que nous ne maîtrisons pas la nature.
À cette peur cosmique s’ajoute une diversité d’autres peurs qui arrivent toutes en même temps : celle de la mort, de la maladie notamment. La peur sociale aussi, avec des interrogations sur les conséquences économiques de cette crise.
Elles sont présentes dans toute la société, mais ressenties différemment selon les générations. Les jeunes craignent plutôt ce qui va leur arriver avec cette désorganisation sociale et les personnes plus âgées redoutent la maladie, la mort…
Pourquoi les gens ont-ils si peur alors que beaucoup ne sont pas directement confrontés au virus ?
Nous n’avons rien vu. C’est justement à cette question que répond le début de mon dernier ouvrage [Vivre avec des épouvantails : le monde, les corps, la peur, aux Éditions Première parallèle, NdlR]. La peur est d’autant plus forte qu’on ne voit pas la menace. On ne voit d’autant rien qu’on est confinés dans son espace privé. La plupart des gens ne sont pas confrontés directement au coronavirus et doivent accepter de croire en la gravité de la situation au travers des informations qui leur arrivent. C’est justement la porte ouverte au complotisme.
Cela me rappelle des situations de guerre que j’ai vécu en Colombie dans les années 1990. On ne voyait pas la guerre mais on la subissait. Nos possibilités de se déplacer se réduisaient. On se retrouvait de plus en plus confinés, dans notre espace privé. On vit un peu la même chose avec cette pandémie.
Peut-on donc comparer cette crise sanitaire à une situation de guerre, comme Emmanuel Macron l’a fait ?
Non. C’est l’opposé de mon point de vue. C’est une mauvaise idée d’avoir dit ça aux français. Une guerre concerne les combattants et a des effets sur la société. La pandémie est bien différente, elle touche toute la société. C’est d’ailleurs pour ça que la peur est diffuse et diffusée. Tout le monde est potentiellement concerné, alors que dans une guerre il y a des cibles. Cette pandémie est plutôt une forme de catastrophe naturelle.
La réponse des États est-elle la bonne ?
Les gouvernements entretiennent le climat de peur en prenant des mesures sécuritaires dans un but sanitaire. La pandémie est devenue un argument massue pour contrôler davantage la population. C’est d’ailleurs la situation rêvée des régimes autoritaires… Nous sommes épargnés dans nos démocraties européennes, mais les mesures autoritaires pourraient tout à fait se renforcer. Il faut s’interroger.
La fermeture des frontières, par exemple, n’est pas efficace, on l’a vu. Le virus ne reconnaît pas les frontières et il a justement emprunté les circuits de la mondialisation économique et des grandes métropoles pour se diffuser très rapidement.
Sans interférer dans le débat médical, cette politique de la peur me semble inappropriée : il faut ouvrir le débat, mettre en place des formes de participation citoyenne aux mesures qui sont prises… Faire en sorte que les gens prennent part en toute conscience à leur protection sanitaire et participent au choix des mesures pour y adhérer. Aujourd’hui, nous sommes davantage dans l’infantilisation. Si les mesures de protection ne viennent pas de la conscience civique, il faudra toujours plus serrer le verrou sécuritaire pour qu’elles soient suivies.
Comment dompter ces peurs pour continuer de vivre à peu près normalement ?
On a besoin de se créer des objets qui isolent la peur, la détachent de notre mental. On a aussi plutôt intérêt à rire de la peur, de notre propre peur, la transcrire en littérature, en tableaux, en poèmes… Tous ces artefacts naissent quand il y a des crises.
La littérature d’anticipation, les fictions, les dystopies se sont considérablement développées depuis une vingtaine d’années. Elles viennent précisément du climat d’incertitudes relatif au monde d’après. Le coronavirus s’intègre dans cette histoire-là, celle d’un monde qui a perdu ses repères, la protection de l’État social. Les individus sont de plus en plus livrés à eux-mêmes, au risque d’abandon. Cela renforce ce sentiment général d’anxiété et le besoin d’imaginer un autre monde, meilleur.