« Je fais du bénévolat illégal depuis six semaines » : des accompagnants d’élèves en situation de handicap décrivent leur « rentrée catastrophique »…

Les accompagnants interrogés par Franceinfo racontent leur quotidien dans « l’école inclusive » voulue par Jean-Michel Blanquer.

Des élèves en fauteuil roulant dans les couloirs du collège-lycée Elie Vignal de Caluire-et-Cuire (métropole de Lyon), le 1er septembre 2016.

« Encourageant. » C’est le mot choisi par le ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer, après un premier bilan de la « rentrée inclusive » 2019. « De très importants progrès ont été réalisés en quelques mois, grâce à la mobilisation de tous, dans une approche solidairement responsable », a complété le ministre, satisfait, après une réunion du comité national de suivi de l’école inclusive, qui entend améliorer l’intégration des élèves en situation de handicap. Dans son premier rapport, lundi 4 novembre, le comité juge que les 90 000 accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH), sont « mieux formés, mieux recrutés et mieux intégrés ».

Pourtant, sur le terrain, « c’est la rentrée la plus catastrophique que nous ayons eue » constate Hélène, 54 ans, membre du collectif AESH National CGT Educ’Action et en poste depuis six ans. Sur tout le territoire, des accompagnants se sentent devenir « les invisibles du ministère de l’Education nationale ». La colère monte, parmi celles et ceux contactés par franceinfo, et des rassemblements sont prévus, mercredi 6 novembre, devant les rectorats de Lyon, Lille, Arras, Créteil, Bordeaux et Dijon.

Pas de salaire depuis la rentrée

« Je fais du bénévolat depuis six semaines, se désole Jennifer, et c’est illégal. » AESH depuis quatre ans et mère célibataire de trois enfants, Jennifer, 37 ans, travaille « enfin » à temps plein depuis la rentrée : 39 heures par semaine, pour un salaire mensuel de 1 140 euros net. Pour cela, elle jongle entre deux établissements, un lycée et une école primaire, de la région de Dieppe (Seine-Maritime). Pourtant, depuis la rentrée, elle n’a pas touché son salaire. Elle n’a pas non plus signé de contrat de travail, ni reçu le « PV d’installation », qui doit lui permettre d’adhérer à la Sécurité sociale des enseignants, la MGEN.

Jennifer n’a pas touché non plus son supplément familial, ni sa prime d’activé de 200 euros.« La prime d’activité n’est pas rétroactive, donc je sais que je l’ai définitivement perdue pour ce trimestre », se désole-t-elle. « J’entends le ministre dire que tout va bien, mais c’est absolument faux. »

« Je ne peux justifier de rien, nulle part. Je n’ai pas de contrat, pas de fiche de paie, mais les factures continuent de tomber. » Jennifer, AESH à franceinfo

Désemparée, Jennifer ne sait pas comment, ni quand, ni combien elle va percevoir. Aucun des huit AESH qu’elle côtoie dans ses deux établissements n’a perçu son plein salaire depuis septembre. Certains ont perçu un acompte de 41 euros, d’autres une avance en octobre, pour pallier l’absence de salaire de septembre. « Mais ils devront la rembourser en décembre », précise-t-elle. Ces acomptes de « misère » sont dégradants, pour Kévin, 30 ans, AESH depuis 2013, à Lille. « Quand on vous verse 9 euros d’avance sur votre salaire alors que vous touchez seulement 750 euros par mois, c’est du mépris. »  Même colère chez Lysiane, 40 ans, AESH depuis six ans à Rouen, dont l’académie vient de débloquer des aides sociales pour des accompagnants menacés d’expulsion. « Ce n’est pas de la précarité, c’est de la pauvreté ! », lâche-t-elle.

Des différences de traitements

Quand les AESH non-payés sollicitent l’administration dont ils dépendent, ils n’ont « jamais le même son de cloche », constate Jennifer. « Au début, c’était l’excuse du nouveau module«  de gestion du personnel, raconte-t-elle, un peu ironique, « mais personne n’a d’explication sur le pourquoi de nos problèmes de paie ». Publiée le 5 juin 2019, une circulaire fixant le cadre des missions des AESH précise les actions et moyens à mettre en œuvre pour rendre l’école plus « inclusive ». Selon Hélène, ce texte amène beaucoup de désordre et est interprété « abusivement ».

« La rectrice de Dijon a clairement dit qu’elle s’asseyait sur la nouvelle circulaire. » Hélène, AESH National CGT Educ’Actionà franceinfo

« Depuis plus de six mois, on prévient que la mise en place de cette nouvelle circulaire doit s’accompagner, se préparer », rappelle la syndicaliste. S’ajoute à cette difficile prise en main une différence de traitement, selon l’employeur dont dépendent les AESH : l’Education nationale ou bien un « lycée mutualisateur. » Le « lycée mutualisateur » – il y en a un par académie – offre moins d’avantages au personnel, selon Hélène. « Il y a moins d’interlocuteurs, qui sont moins informés », d’abord, et « nous n’avons pas droits à certains avantages, comme les chèques vacances », précise-t-elle.

Une intégration difficile

L’intégration des AESH dans les équipes pédagogiques n’est pas toujours évidente non plus. « Nous n’avons pas de lieu pour parler, échanger entre nous », déplore encore Hélène. Depuis sa rentrée dans un lycée parisien, elle attend son numéro d’identification, qui lui permettra de créer une adresse mail professionnelle, utile pour participer aux échanges d’informations avec l’équipe pédagogique. « Comment s’intégrer quand vous n’avez pas de casier, pas d’adresse mail ? », s’interroge-t-elle. « Certaines nous racontent qu’elles mangent dans leur voiture le midi, car elles n’ont pas accès à la salle des profs, qui souhaitent préserver la confidentialité de leurs propos », rapporte encore l’AESH parisienne.

« Comment s’intégrer quand on change d’établissement plusieurs fois dans la semaine ? », questionne aussi Kévin. « C’est une dégradation de nos conditions de travail, mais aussi de l’accueil des enfants en situation de handicap. » Cette année, il suit deux collégiens lillois. L’un souffre de dyslexie et l’autre de dysgraphie. « Je les assiste tous les deux pendant le même cours d’anglais. Ils me sollicitent beaucoup et ça devient compliqué de maintenir un accompagnement de qualité. » Le jeune homme se sent « moins efficace » et trouve cela « dégradant ».

« On accueille bien, mais est-ce qu’on inclut correctement les enfants en situation de handicap ? » Kevin, AESHà franceinfo

Même constat pour Anne, 50 ans, AESH depuis 2015 dans la région lyonnaise. Elle accompagne huit élèves, du CP au CM2. « Heureusement qu’ils sont dans le même établissement » constate-t-elle.

Pour Kévin, les pôles inclusifs d’accompagnement localisés (Pial) ont contribué à dégrader la situation. Sur le papier, il y croyait, mais en réalité, « c’est un bidouillage, pour pouvoir récupérer des heures auprès d’élèves qui en ont besoin ». « Le suivi de l’élève est cassé et, pour ceux qui souffrent de troubles psychiques, cela peut être compliqué, voire violent », explique-t-il à franceinfo. Son collège, « tête de Pial », pilote toutes les écoles de la région. Deux postes y ont été crées. Un AESH « référent » accueille et encadre ses collègues, « mais dans les faits, elle n’a pas de mission et passe une grande partie de son temps à faire des photocopies », note Kévin. Un autre, « coordinateur Pial », fait « tampon » entre l’administration et les AESH. Il s’occupe des emplois du temps et « les gens deviennent des pions » interchangeables, constate Kévin.

Une autre forme de précarité

Le ministre de l’Education a vanté un système plus sécurisant pour les accompagnants, avec l’évolution du renouvellement des contrats, de six fois un an à deux fois trois ans. « Cela évite de stresser tout l’été pendant deux années de suite »,  reconnaît Hélène, avant d’ajouter : « Le CDI n’est pas automatique au bout de six ans et cela n’assure pas toujours un plein temps. » Jennifer estime d’ailleurs ne pas être à l’abri d’un « possible avenant, à n’importe quel moment, pour vous baisser vos heures ou changer votre lieu de travail ». « Et si on refuse, c’est considéré comme une démission. » 

Anne et Hélène remarquent la démoralisation générale au sein de leur collectif. « Il n’y a jamais autant eu de démission sur l’académie lyonnaise », déplore la première. « Nous recevons, deux à trois fois par semaine, des messages de personnes qui nous demandent comment démissionner », constate la seconde.

« Nous souffrons d’une mauvaise image et d’un manque de reconnaissance. Notre métier n’est pas seulement de sortir des affaires d’un cartable. » Anne, AESHà franceinfo

Contacté par franceinfo, le ministère de l’Education nationale répond que « les problèmes de versement de salaire ne visent qu’une minorité. » Chaque personne concernée a été contactée par l’académie dont elle dépend, nous assure-t-on. Le versement des salaires de septembre serait « en cours de régulation ». Le 20 novembre, à l’appel de l’intersyndicale, Jennifer, Lysiane, Kevin, Anne et Hélène manifesteront quand même, devant leur rectorat ou le ministère, prêts « à aller jusqu’au bout pour un meilleur salaire et un meilleur statut. »

Source FRANCE INFO.

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