Bac 2018. Mention courage pour Jeanne, prisonnière de son corps….

Jeanne Delehelle, 20 ans, passe aujourd’hui la première épreuve de son bac pro.

Handicapée, la lycéenne normande doit taper lettre après lettre ses réponses sur une tablette tactile, avec son pied gauche. Elle ne bénéficie que d’un tiers de temps supplémentaire par épreuve. Insuffisant, jugent ses proches, qui saluent sa volonté hors norme.

Jeanne Delehelle passe cette semaine son bac pro gestion-administration. Elle écrira avec son pied gauche sur une tablette.

C’est l’heure de N’oubliez pas les paroles. Installée dans un fauteuil, dans le salon de la maison familiale de Saint-Lô (Manche), Jeanne Delehelle regarde l’émission de Nagui. Un sourire éclaire le visage de la jeune fille lorsqu’elle trouve les bons mots. Avec son pied gauche, elle trace des lettres dans l’air : G, A, G… « Gagné », complète oralement sa mère, Martine Porée, qui l’élève seule.

Sur la table du salon, un joystick relié à un ordinateur en veille. Une tablette tactile est posée sur le sol. Un chevalet supporte des annales. La pause est terminée. La brune fluette d’1,50 m se remet à ses révisions devant ses écrans. Cette année, Jeanne, 20 ans, passe un bac pro gestion-administration, préparé au lycée Curie-Corot de Saint-Lô. Elle souhaite devenir infographiste.

Une auxiliaire de vie recopie ses notes

Elle est née la veille des 42 ans de sa mère. « Elle était en état de mort apparente après un accouchement difficile », explique celle-ci. Elle a survécu. Ses capacités intellectuelles sont restées intactes. Mais, à l’exception de sa jambe gauche, la jeune femme est prisonnière de son corps qui fonctionne indépendamment de sa volonté. Ses bras bougent à leur guise, elle ne contrôle pas son côté droit, elle ne parle pas. Elle peut marcher, à l’aide d’un déambulateur. Son pied gauche est son moyen de se faire comprendre sans se faire entendre.

Aujourd’hui, Jeanne passe l’épreuve de français du bac, dans des conditions particulières : assise dans son fauteuil roulant, en face d’un ordinateur relié à son joystick. Par terre, entre ses pieds, sa tablette fait office de copie, son gros orteil remplaçant ses doigts. À ses côtés, une auxiliaire de vie scolaire (AVS), sa secrétaire-lectrice personnelle, recopie le texte.

Jeanne bénéficie d’un tiers de temps supplémentaire par épreuve. « On a tenté de négocier plus, sans succès », explique, lasse, Martine, infirmière libérale retraitée. « Ce n’est pas suffisant ! » confirme Fanny Aubril, l’orthophoniste de la jeune fille depuis onze ans. Elle ne cache pas son «écœurement » face à un système scolaire qui, selon elle, « met Jeanne de côté ».

« Rien n’est adapté, dénonce Martine. Les cours ne sont pas numérisés, l’AVS prend ses notes sur des copies, les professeurs ne l’ont jamais intégrée en tant que personne. » Fanny est révoltée : « Son corps est cassé mais sa tête fonctionne ! Je n’ai jamais vu un professeur ou un principal s’adresser à Jeanne. Ils pensent à l’aide technique sans prendre en compte le côté humain. Mais il y a un cerveau et un cœur derrière ce corps ! »

« Elle a l’âme d’une lionne »

Un constat que ne partage pas Xavier Fontaine, le proviseur du lycée Curie-Corot : « On a de multiples réunions avec l’équipe pédagogique pour suivre la scolarité de Jeanne. Mais la jonction entre la mise en place et les souhaits personnels de la famille est difficile. » En mars, rebondissement dans le cursus scolaire de Jeanne. Son AVS, qui la suivait depuis la seconde, démissionne. Elle est remplacée. La nouvelle doit apprendre à communiquer avec la jeune élève.

« Jeanne a l’âme d’une lionne prisonnière de son corps », résume Delphine Basset, son enseignante de CE1 et CE2. Leur « relation de confiance » s’est poursuivie lorsque la jeune fille, alors âgée de 13 ans, était au plus mal. Ses « années noires », comme elle les appelle, l’ont « traumatisée ». Deux ans passés à l’hôpital entre Caen, Rouen et Bayeux à se remettre tant bien que mal d’une luxation de la hanche et à subir infections et incompréhension du corps médical. « Pendant cette période, je n’ai pas pu avouer ce que je subissais quotidiennement », confie Jeanne.

Elle écrit un livre, « Je ne suis pas qu’un fauteuil »

C’est sur les réseaux sociaux qu’elle s’exprime depuis 2014. Elle y parle de sa vie de personne handicapée. « J’ai créé ma page Facebook pour témoigner de mon parcours et pour pouvoir me faire entendre dans cette société », souligne-t-elle. La jeune adulte rédige depuis près d’un an un livre autobiographique, Je ne suis pas qu’un fauteuil, prolongement de cette page. « Seule la feuille peut me laisser m’exprimer », écrit-elle. Alors ce livre est sa voix. On y apprend toutes les étapes endurées par la lycéenne qui l’amènent, aujourd’hui, au bac.

Qu’elle l’ait ou non, elle ne redoublera pas. « Il y a eu trop de complications. Une année de plus, ce serait trop difficile », assure-t-elle. « Je salue son courage, affirme Xavier Fontaine, son proviseur. Malgré une scolarité complexe, son engagement est exemplaire. Son bac, elle le mérite. » La principale intéressée, elle, ne se prononce pas.

Quant à sa mère, elle pense à l’avenir. Elle aimerait créer un Neuroton, « une action d’envergure, comme le Téléthon, axée sur la recherche pour le cerveau », avec l’association À petit pas. Le bac à peine commencé, la bouteille de champagne est déjà au frais : « Jeanne aura forcément la mention courage. Personne ne pourra la lui enlever. »

Source OUEST FRANCE.

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