Pourquoi la mort d’un animal nous touche plus que celle d’un humain?…

On pourrait presque dire «Les chiots et les enfants d’abord!» tant le favoritisme envers l’animal a été confirmé par la science.

Pourquoi la mort d’un animal nous touche plus que celle d’un humain?

 

La mort de Cecil le lion, tué par un dentiste américain lors d’une partie de chasse au Zimbabwe, a déclenché une immense vague d’émotion dans le monde entier. La presse en a fait ses gros titres et les réseaux sociaux l’ont pleuré pendant plusieurs jours. Le jour suivant, à Calais, un migrant soudanais trouvait lui aussi la mort en tentant de rejoindre l’Angleterre par l’Eurotunnel. Sa disparition n’a provoqué, en comparaison, que très peu d’émoi.

Il ne s’agit pas d’un phénomène isolé. Dès qu’il s’agit de petites bêtes, les réactions sont très vives. En juillet 2014, une jeune chasseuse américaine, et ses selfies devant ses trophées de safaris, avaient indigné de nombreux internautes. Un peu plus tôt dans l’année, les mésaventures d’Oscar le chaton, jeté contre un mur dans une vidéo postée sur internet, avaient suscité les mêmes réactions.

La science a confirmé ce favoritisme envers l’animal par rapport à l’homme. Lors d’une étude menée par l’université Northeastern aux États-Unis, l’empathie de 240 hommes et femmes envers un enfant, un homme d’une trentaine d’années, un chien de 6 ans et un chiot a été testée, à travers la lecture d’histoire fictionnelle. Résultat, l’homme adulte était le dernier dans le cœur des sondés, derrière l’enfant, le chiot et le chien.

Auréole d’innocence si mignonne

Pourquoi une telle empathie dès qu’il s’agit d’animaux? Cet ordre de priorité peut sembler naturel. Dans l’imaginaire collectif, les animaux jouissent d’une auréole d’innocence, dénués de toute mauvaise intention comparés à l’homme, cette exception de la nature en prise avec sa conscience et capable des pires cruautés. Marguerite Yourcenar le dit très justement dans Les Yeux ouverts:

«Il y a toujours pour moi cet aspect bouleversant de l’animal qui ne possède rien, sauf sa vie, que si souvent nous lui prenons. Il y a cette immense liberté de l’animal, vivant sans plus, sa réalité d’être, sans tout le faux que nous ajoutons à la sensation d’exister. C’est pourquoi la souffrance des animaux me touche à ce point.»

L’homme fait donc simplement preuve d’une empathie immense lorsqu’il s’agit de plus vulnérable que lui? Pas tout à fait. Car notre capacité d’empathie suit en réalité ses propres règles, très arbitraires. Georges Chapouthier, neurobiologiste et philosophe [1], rapelle que l’être humain reste indifférent à la plupart des espèces de la planète:

«Les espèces qui nous semblent esthétiques, ou les espèces domestiques, sont bien perçues. Mais d’autres espèces sont considérées comme nuisibles ou ont mauvaise réputation».

Les espèces qui nous semblent esthétiques, ou les espèces domestiques, sont bien perçues

Georges Chapouthier, neurobiologiste et philosophe

Vous ne direz jamais:

«Oh, la pauvre petite blatte! Que quelqu’un protège ce crapaud! Quelle honte, la mort de ce rat!»

C’est une position largement culturelle. Au Pérou, le serpent est sacré; en Inde, c’est la vache; dans le Pacifique, certaines populations des îles vénèrent le requin comme un dieu.

Nous sommes aussi programmés génétiquement pour être touchés par les êtres vivants dont les traits se rapprochent de ceux des bébés humains. Le zoologiste et prix Nobel de médecine Konrad Lorenz a déterminé nos caractéristiques favorites dans un ouvrage de 1965:

«Une tête relativement importante, un crâne disproportionné, de grands yeux situés bien au-dessous, le devant des joues fortement bombé, des membres épais et courts, une consistance ferme et élastique et des gestes gauches sont des caractères distinctifs essentiels du “mignon” et du “joli”

Bref, le portrait du bébé lion, bébé panda, bébé ours…

Animal humanisé vs animal-objet

Depuis 2014, l’animal est officiellement considéré comme un être sensible. Cela nous semble évident de différencier notre chat ou notre chien du simple objet. Et, pourtant, cette conception est le fruit d’une longue construction culturelle, comme l’explique Georges Chapouthier:

«Deux conceptions de l’animal co-existent depuis toujours et traversent l’humanité: celle de l’animal humanisé et celle de l’animal-objet. L’animal humanisé a été prioritaire dans toutes les civilisations.»

Jusqu’à la Renaissance, les bêtes sont jugées au tribunal: des vaches, rats ou même mouches ont été excommuniés ou condamnés à la potence

Dès la Préhistoire, comme on peut le voir dans les sanctuaires rupestres, l’animal est central. Puis les religions le déifient, inventent des dieux animaux, à tête de faucon, de crocodile, de lion. «Dans la religion bouddhiste, l’animal reste un réceptacle de l’âme humaine. Mais ailleurs, les religions monothéistes, qui ne toléraient qu’un seul dieu, ont mis fin au prestige de l’animal.»

Pourtant, au Moyen Âge et jusqu’à la Renaissance, on continue aussi de considérer l’animal comme un petit homme. Les bêtes sont d’ailleurs jugées au tribunal. Des vaches, rats ou même mouches ont été excommuniés ou condamnés à la potence. Cela se poursuit jusqu’au XVIIe siècle, précise le neurobiologiste:

«Les thèses de Descartes font triompher la conception de l’animal-objet. Pour lui, les animaux sont des automates, des assemblages de pièces et rouages, dénués de conscience ou de pensée. Nous en sommes encore très marqués aujourd’hui, comme le montre l’expression “ce n’est qu’une bête”

L’animal sensible, conception des pays favorisés

Puis la biologie progresse. On s’aperçoit que l’animal possède une sensibilité nerveuse et émotionnelle. On intègre la théorie de l’évolution. Parallèlement le niveau de vie augmente, on peut se payer le luxe de se poser des questions de morale vis-à-vis des animaux et de choyer ces boules de poils domestiques qui occupent une place de plus en plus importante dans nos vies:

«Le choix de l’homme de se tourner vers le chat et le chien est aussi un choix d’identification. Les animaux sont généralement des êtres rigides, qui changent peu. L’homme est une espèce juvénile, qui joue toute sa vie (les arts, les sciences, ne sont au fond que du jeu) et peut s’adapter à tout. Les chiens et les chats gardent aussi ce côté joueur.»

Aujourd’hui, la frontière entre homme et animal tend à s’effacer. On tente d’articuler nos droits avec les leurs. Mais cette conception de «l’animal sensible» n’entraîne pas encore une adhésion unanime. Pour mieux cerner la notion de «sensibilité» aujourd’hui accordée à l’animal devant la loi, Georges Chapouthier propose de faire des gradations:

«Une éponge est un animal. Mais pas un animal sensible. De même, on ne peut pas mettre au même niveau une moule et un chimpanzé. Et certains animaux que l’on sous-estimait se révèlent très intelligents, comme la pieuvre. Il faudra forcément les classer en fonction de leur degré d’autonomie et d’intelligence».

Le neurobiologiste préconise également une moralisation des relations avec les animaux: notamment «celle des jeux comme la corrida» et surtout «l’élevage industriel qui se passe souvent dans des conditions abominables».

Les juristes doivent travailler main dans la main avec les biologistes, pour coller aux évolutions scientifiques et construire un futur plus harmonieux avec les animaux qui nous entourent.

— Professeur émérite au CNRS, Georges Chapouthier est l’auteur, avec Françoise Tristani, de Le chercheur et la souris, CNRS éditions, Paris 2013.

Source SLATE.

 

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