Mais où sont les études françaises sur le handicap ?…

Tandis que les études pluridisciplinaires existent aux États-Unis depuis plus de vingt ans, il n’y a en France à ce jour aucun département d’études du handicap.

 

La semaine dernière s’est tenu le dernier jour de l’évaluation de la France pour le respect de la Convention relative au droit des personnes handicapées (CDPH) de l’ONU.

Cette convention, ratifiée par la France en 2010, définit les conditions du respect de l’intégrité, de l’autonomie et de la juste représentation des personnes handicapées, dans tous les aspects de leur vie. L’axe majeur de la convention réside dans son premier article qui donne une définition dite sociale du handicap (le handicap est le résultat de la rencontre entre un corps et des aménagements sociaux) contre une définition dite médicale du handicap (le handicap est uniquement interne au corps).

L’ONU met ainsi l’accent sur la responsabilité des États signataires dans les changements structurels permettant l’intégration des personnes handicapées. L’objectif général de l’évaluation du respect de cette convention est ainsi d’assurer le passage d’un modèle dit médical du handicap à un modèle dit social.

La France accuse non seulement un retard en matière de handicap, au niveau de l’emploi notamment, mais persévère dans son retard à coups de mesures dilatoires, de rétropédalage concernant l’inclusion et d’inaction pour la représentation des personnes handicapées dans la fonction publique, dans la recherche et l’enseignement –entre autres. Il est ainsi ressorti des synthèses des associations, comme des retours des rapporteurs, une non-conformité de la France à une série de points de la Convention (ici la liste des rapports des associations) et, plus largement, une absence d’adhésion à l’esprit général de la Convention.

La France peut-elle rattraper son retard?

Pour sortir du modèle médical du handicap, il faut bien entendu changer nos infrastructures, débloquer des aides et des fonds permettant aux personnes d’obtenir les soins et les accompagnements qu’elles souhaitent, et rendre notre société inclusive pour les personnes handicapées. Néanmoins, il faut entreprendre des changements de fond dans la société dans son ensemble, afin de changer les connaissances et les pratiques autour du handicap. Il ne suffit pas de fermer les institutions et de financer de nouvelles structures: il faut produire des savoirs et des pouvoirs en accord avec ce modèle afin de garantir la pérennité de cette transition.

Lors de son évaluation d’août 2021, la France est restée muette face aux questions du rapporteur Jonas Ruskus concernant les soutiens humains et financiers à destination des chercheurs handicapés. Cela s’explique par une absence d’initiatives de la France dans ce domaine.

Tant que le handicap sera uniquement abordé par les cursus de médecine, et en creux des sciences de l’éducation et de la sociologie de la santé, et ce sans inclure les personnes concernées, les connaissances scientifiques autour du handicap resteront médicales et la transition vers le modèle social ne pourra être opérée.

« Il est impossible de ne pas reproduire le modèle médical et une vision stéréotypée du handicap si les personnes handicapées sont absentes des universités. »

En effet, tandis que les disability studies, les études pluridisciplinaires sur le handicap, existent aux États-Unis depuis plus de vingt ans, il n’y a en France à ce jour aucun département d’études du handicap, ni même de master de sciences humaines et sociales spécialisé dans ce domaine, et ce malgré la présence de chercheurs, chercheuses, enseignant·es et militant·es concernée·es, proposant une telle perspective.

L’histoire des luttes des personnes handicapées, les recherches théoriques faites par des personnes handicapées à partir de leur vécu, les innovations esthétiques et technologiques permises par l’activisme dans le champ du handicap, sont peu évoquées en France. Il est dès lors impossible de ne pas reproduire le modèle médical du handicap et une vision stéréotypée du handicap si non seulement les personnes handicapées sont absentes des universités, mais si leur histoire politique et leurs innovations sont absentes des contenus d’enseignement.

Un appel

La création, dans un véritable effort interministériel, d’Unités de formation et de recherche (UFR) dédiées aux handicaps, est l’élément clé d’une longue chaîne de transformations à opérer au sein du système actuel. La migration du modèle médical au modèle social du handicap doit en effet impliquer tous les acteurs de la société civile, à commencer par les acteurs de la recherche qui produisent les discours légitimes concernant le handicap.

Il règne encore, en France, un malaise vis-à-vis des différences psychiatriques, neurologiques et motrices de l’humain. Celui-ci est largement entretenu par certains décrets d’État, établissant des liens excessifs entre handicap et violence, voire entre handicap notamment pyschique et terrorisme. Néanmoins ce malaise peut aussi s’expliquer par un double silence: le silence des corps handicapés (leur absence de l’enseignement supérieur et de la recherche notamment) et le silence de la communauté scientifique.

Lorsque l’on sait que les personnes handicapées forment l’une des plus grandes minorités au monde, avec près de 15% de la population mondiale, et que ce pourcentage est en nette augmentation, le silence de la communauté scientifique résonne comme un déni des enjeux scientifiques futurs.

« Il règne encore, en France, un malaise vis-à-vis des différences psychiatriques, neurologiques et motrices de l’humain. »

Plus largement, l’absence de dialogue au sein de la société française sur la question du handicap agit comme une dénégation de la réalité du corps humain contemporain. En effet, parce que l’on vit de plus en plus vieux, parce que l’on manipule un environnement technique toujours plus incertain à des échelles de plus en plus complexes, l’humain a plus de chances de traverser plus ou moins durablement une situation de handicap et/ou de vivre une situation de handicap et/ou de rencontrer une personne en situation de handicap. Le Covid nous l’a en outre montré: des réflexions sociologiques, juridiques et philosophiques originales sont amenées à naître de ces nouvelles situations de handicap.

Tant que le handicap sera uniquement perçu comme une vulnérabilité et non comme un champ de recherche à part entière, réfléchissant une pluralité d’enjeux (de genre, de classe, d’âge, etc.) et de disciplines (comme c’est déjà le cas dans les pays anglo-saxons pour la philosophie, la sociologie, les sciences cognitives, etc.), c’est toute notre réflexion collective sur le corps humain qui restera enfermée dans un modèle capacitaire unique. Par extension, ce sont nos institutions, nos représentations de nous-mêmes et du monde qui se figeront sur un modèle unique du corps humain.

À force de contourner les recommandations de l’ONU et de minimiser l’expertise des associations de personnes concernées, la France risque de s’engager dans la pente glissante de l’archaïsme politique et intellectuel.

Source SLATE.

 

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