Les personnes âgées se suicident aussi, et il faut l’étudier…

Par solitude, dépression ou pour d’autres raisons, des femmes et des hommes de 75 ans ou plus décident de mettre fin à leurs jours en France.

 

À la faveur de la pandémie de Covid-19, la question du suicide a bénéficié d’un éclairage médiatique qui n’avait sans doute plus eu lieu depuis ce qui fut appelé la crise des suicides de France Télécom en 2009.

Pourtant, entre ces deux périodes, le nombre de suicides en France n’a pas connu de véritable bouleversement, oscillant autour de 9.000 à 10.000 par an même si la tendance est plutôt à une baisse des taux depuis le début des années 1990. Alors que les suicides des jeunes et les suicides au travail sont l’objet de nombreux travaux, le suicide des personnes âgées s’avère beaucoup moins étudié.

Pourtant, leurs taux augmentent avec l’âge. Si l’on se réfère aux chiffres de l’observatoire national du suicide, les 15-24 ans ont un taux de suicide de 5/100.000 correspondant à 373 suicides pour l’année 2014, tandis que celui des personnes âgées de 75 ans ou plus est de 35,4/100.000 (1.749 suicides en 2014) et s’élève même à 83,8/100.000 pour les hommes âgés de 85 à 94 ans.

Ce constat n’est pas nouveau puisque Émile Durkheim le mentionnait déjà il y plus d’un siècle. Dès lors, comment comprendre que ces suicides ne fassent pas l’objet d’une préoccupation à la hauteur des taux précités?

Plusieurs hypothèses peuvent être avancées. Tout d’abord, le fait que le suicide représente une cause de mortalité mineure aux âges avancés (0,5 %) alors qu’elle est majeure chez les jeunes (16,2 % pour les 15-24 ans). Ensuite, peut-être parce que la mort des jeunes, qui plus est par suicide –parangon de la mauvaise mort–, apparaît plus choquante que celle des personnes âgées dont on se dit qu’elles ont déjà fait leur vie.

Définir le suicide

Pour pouvoir bien analyser et interpréter un phénomène, il s’agit tout d’abord de bien le définir. Or, concernant le suicide, cela s’avère plus complexe qu’il n’y paraît. Les suicides auxquels nous venons de faire référence sont les suicides comptabilisés. Pour qu’ils le soient, il faut que la mention «suicide» soit présente sur le certificat de décès. Mais, dans la recherche que nous avons conduite, certains suicides n’ont pas été notifiés comme tel: ce qui confirme que les taux (à tous âges, mais particulièrement dans l’âge avancé) sont sous-estimés.

Ensuite, en fonction des publications, les définitions du suicide et des tentatives de suicide diffèrent. Pour Durkheim, «on appelle suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d’un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même et qu’elle savait devoir produire ce résultat. La tentative, c’est l’acte ainsi défini, mais arrêté avant que la mort en soi résultée.»

« Pour que les suicides soient comptabilisés, il faut que la mention «suicide» soit présente sur
le certificat de décès. »

Cependant, d’autres approches élargissent ces définitions par l’intermédiaire de l’idée de suicide passif. Ainsi, le «syndrome de glissement» dont il a beaucoup été question en Ehpad durant les épisodes de confinement est parfois considéré comme un suicide.

Certains vont plus loin dans la définition par l’intermédiaire de ce qu’ils nomment les équivalents suicidaires (négligence grave dans l’hygiène de vie, syndrome de Münchhausen, conduites à risques, suicide assisté, euthanasie, etc.) qu’ils considèrent relever des mêmes mécanismes que le suicide.

Ces différences de définitions révèlent des conceptions différentes de ce que sont le suicide et leurs tentatives, et s’avèrent sous-tendues par des paradigmes scientifiques divergents conduisant à des interprétations difficilement conciliables.

Le suicide des personnes âgées est-il un suicide différent?

Si le suicide des personnes âgées est singulier du point de vue des taux de suicide, il l’est également du point de vue du ratio tentative de suicide et suicide accompli. En effet, alors que les jeunes de moins de 25 ans ont un ratio de 200 tentatives pour un suicide, celui des personnes âgées de 65 ans et plus est de quatre pour un. Les hypothèses mobilisées pour expliquer ces différences sont la fragilité physiologique et l’isolement réduisant les possibilités de «secours» et une plus grande intentionnalité. Étudier le suicide des personnes âgées conduit à s’interroger sur la notion d’âge et ses formes de médicalisation.

Certains travaux considèrent l’âge (et le sexe masculin) comme un facteur de risque. Cependant, en quoi cela en fait-il une explication ou, pour le dire autrement, en quoi le fait d’être un homme âgé de plus de 85 ans permet d’expliquer une plus grande prévalence?

Il est intéressant de noter que l’âge constitue une épine dans le pied de qui aurait la tentation d’appliquer de manière simpliste les deux principaux éléments prédictifs de suicide habituellement retenus: les tentatives de suicide et la dépression. En effet, on constate que non seulement les tentatives de suicide diminuent avec l’âge, mais qu’il en est de même pour les épisodes dépressifs caractérisés.

Ces éléments conduisent à considérer les suicides des personnes âgées de manière particulière. Pour la suicidologie (spécialité œuvrant à la prévention du suicide), la dépression du sujet âgé serait une dépression spécifique et plus difficile à diagnostiquer. La prévention de la dépression serait donc le premier levier de réduction du suicide et l’on pourrait formuler l’hypothèse selon laquelle, c’est cette prévention qui a conduit à la baisse des taux depuis 1990.

Une autre interprétation de cette baisse tendrait plutôt à considérer qu’elle s’explique par des suicides empêchés par davantage de contention médicamenteuses et physiques (que nous peinons à nommer prévention) et une difficulté physiologique accrue à mettre en œuvre son suicide.

« Pour la suicidologie, la dépression du sujet âgé serait une dépression spécifique et plus difficile
à diagnostiquer. »

Ces réflexions soulèvent des enjeux scientifiques majeurs dont les investigations se trouvent parfois empêchées par des freins idéologiques et des formes de paniques morales conduisant à s’interdire tout raisonnement visant à interroger suicide et suicide assisté (voir euthanasie) alors même que ces réflexions paraissent heuristiques ne serait-ce que pour comparer le vécu des proches

Parmi les autres explications du suicide des âgés que l’on retrouve dans la littérature scientifique, il est fait mention de la polypathologie, de la perte d’autonomie, de l’isolement, de la solitude ou encore de l’angoisse de la mort. Ainsi, ce sont les pertes liées à l’âge qui sont mises en cause, le veuvage, l’entrée en institution, le sentiment de perte de sens qui conduirait certaines personnes au suicide. Il est enfin évoqué des suicides par anticipation pour éviter la déchéance et un mourir qui s’éternise. Ces suicides sont ainsi interprétés comme des formes de déprises ou, à l’inverse, comme une tentative de reprise en main de sa fin de vie.

Quel protocole de recherche pour étudier le suicide?

Si les explications présentées sont davantage des hypothèses que des causes de suicide, c’est parce que la construction d’un protocole de recherche idéal s’avère difficile. En effet, la suicidologie met principalement en œuvre deux types de protocole pour analyser le suicide: l’enquête auprès des suicidants (personnes ayant fait des tentatives de suicide ou présentant un «comportement suicidaire») et l’autopsie psychologique qui consiste à reconstituer post-mortem, via des documents et témoignages de proches les raisons du suicide.

Évidemment, ces protocoles ne sont pas exempts de faiblesses. Dans le premier cas, on présuppose que les suicidants et les suicidés sont comparables, ce qui n’est pas démontré et l’est encore moins dans le cas des personnes âgées dont la plupart n’ont jamais fait de tentatives ni état de comportements suicidaires. Les travaux reposant sur l’autopsie psychologique qui avancent que 60% à 90% des suicidés souffraient de troubles mentaux, présentent d’importantes limites. Si la détection de la dépression du sujet âgé est sous diagnostiquée car complexe, il est difficile de justifier qu’elle puisse être facile à diagnostiquer post-mortem.

Les entretiens sociologiques que nous avons menés avec les proches de personnes âgées suicidées montrent surtout qu’en fonction de qui s’exprime, du cadre de l’entretien et du rapport qu’il ou elle entretenait avec son parent défunt, les motifs de suicides rapportés seront très différents. Ainsi, ces récits en apprennent moins sur les motifs et les causes de cet acte que sur l’histoire familiale et la place du parent âgé dans celle-ci.

Source SLATE.

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