Handicap – Lien amoureux – Elisa Rojas : « L’intime est un enjeu politique »…

Dans son livre « Mister T & moi », cette légiste brillante et militante acharnée interroge avec un humour choc le regard que la société porte sur les femmes handicapées et ses répercussions sur la codification du lien amoureux.

Elisa Rojas : "L'intime est un enjeu politique"

Ça démarre mal. Demander à Elisa Rojas, femme handicapée, auteure de Mister T & moi, si son livre est « une façon de se lever contre le discours victimaire qui colle à la peau de ses semblables » est une gaffe. Une grosse gaffe bien nulle, un tic de langage 100% validiste (de validisme, soit l’oppression vécue par les personnes vivant en situation de handicap physique ou mental).

L’avocate de 41 ans défouraille illico : « Alors d’abord, je ne me lève pas parce que je ne peux pas. Je suis assise et ça ne m’enlève ni ma dignité ni ma combativité. » Juste retour à l’envoyeuse. Elle note au passage que la position debout est toujours envisagée comme celle de la dignité.

Elisa Rojas a l’énergie des rescapés. Elle a 2 ans et demi quand ses parents quittent le Chili pour le Finistère, où elle pourra bénéficier de soins adaptés. Le médecin qui l’opère demande qu’elle soit placée en institution spécialisée, où elle restera de la maternelle au CM1. Une expérience traumatisante qui la prépare au combat.

Le handicap n’est pas la vulnérabilité

L’amour en sera un parmi beaucoup d’autres. C’est le sujet de son livre. Elle y raconte sa passion amoureuse non réciproque pour un homme valide. Avec humour, cynisme et autodérision, Elisa Rojas questionne la codification du lien amoureux, et l’impitoyable discrimination lovée au cœur de ce qui devrait être le sentiment le plus évident du monde. Déconstruire les stéréotypes lui a permis, dit-elle, de se construire à rebours des assignations limitantes.

C’est en féministe acharnée qu’elle dégomme l’infantilisation, les rapports de domination et l’injonction de dépendance dont écopent les femmes en général, les femmes handicapées en particulier. Elle en impose.

Libre et indépendante, séduisante et drôle, Elisa Rojas manie le verbe comme d’autres l’épée. Elle nous rappelle que Rosa Parks s’est opposée à la ségrégation en restant assise. Et c’est assise qu’Elisa Rojas revendique le droit à la force, à la séduction, à l’amour, le droit à la vie, la vraie, à fond de balle.

Elisa Rojas : "L'intime est un enjeu politique"

Marie Claire : Vous écrivez dans Mister T & moi : « Le seul attribut féminin non contesté aux femmes handicapées, c’est la vulnérabilité. »

Elisa Rojas : C’est purement hypocrite de nous renvoyer à ça en permanence, alors que rien n’est fait pour nous protéger. Les lieux d’abus que sont les institutions spécialisées où on est placé dès l’enfance nous transforment en proies. En 2006, la France a signé la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées, dans laquelle l’Onu demande clairement de fermer les structures.

En violation du droit international, elles restent la seule voie imposée. Organiser l’autonomie des personnes concernées est possible, ça passe par exemple par l’assistance personnelle. Cela dit, on ne peut pas avancer dans la vie en étant constamment associées à la vulnérabilité. Il faut arrêter d’insister là-dessus, sans nier la réalité de ce que le handicap peut engendrer de difficultés supplémentaires.

Penchons-nous aussi sur le stéréotype de la vulnérabilité, qui n’a rien à voir avec le handicap. C’est une donnée construite qui nous rend plus dépendantes et vulnérables. Là-dessus, on peut agir.

Votre livre est une piqûre de rappel. Au-delà de la sexualité, l’intime est un enjeu politique.

Bien sûr, l’intime est politique. Les rapports de force et de domination présents dans la sphère publique sont à l’œuvre dans la sphère privée.

Femme et handicapée, c’est la double peine ?

Oui, de fait. On est doublement infantilisée et maltraitée, doublement discriminée. C’est une discrimination intersectionnelle, où plusieurs systèmes de dominations, validisme, patriarcat ou capitalisme, sont à l’œuvre.

Le champ de la séduction, disons hétérosexuelle, car c’est celle dont vous traitez dans votre livre, est au carrefour des discriminations.

C’est exactement ce que je voulais développer. Les femmes handicapées ne sont tout simplement pas supposées être présentes sur le terrain de la séduction. Dès l’instant où vous dites : « Moi, j’ai envie d’exister », vous allez prendre conscience des difficultés, mesurer les obstacles à la rencontre, à la réciprocité, bref, à ce qui peut permettre de nouer des relations.

Je vous ai entendue dire qu’un homme handicapé qui sort avec une femme valide, c’est acceptable, mais l’inverse, une femme handicapée avec un homme valide, c’est dévalorisant pour l’homme.

J’ai mis du temps à comprendre ça. Une femme valide avec un homme handicapé, pour les gens, ça reste cohérent. Cohérent avec la fonction attribuée aux femmes de prendre soin de leur partenaire. C’est presque compréhensible que ces êtres dévoués puissent s’épanouir avec un homme qui ne réponde pas aux canons. Notez que dans ce schéma, la masculinité et la virilité sont déniées aux hommes handicapés.

Le stéréotype de l’infirmière n’a donc pas son pendant masculin…

Non, une femme handicapée avec un homme valide, c’est une transgression. Une femme doit être mère, amante ou éventuellement trophée. Elle doit valoriser l’homme, c’est sa fonction. À partir du moment où l’on vous explique que vous, femme handicapée, ne répondez à aucun des critères, personne ne voit l’intérêt pour un homme valide de choisir une femme qui n’a pas d’utilité et ne pourra pas être présentée avec fierté à l’entourage. L’intérêt d’être un homme, c’est quand même d’avoir une relation où il a le pouvoir.

Être en couple avec une femme handicapée, c’est renoncer à la joie d’être un homme. Alors cela existe bien sûr, mais c’est rare. Dans ce cas-là, l’homme est considéré comme un saint. Et si le type n’a rien d’un saint, cela va être très compliqué pour la femme handicapée de convaincre son entourage qu’elle n’est pas bien traitée. Elle a déjà de la chance d’être avec quelqu’un, qui plus est un homme valide. « Jackpot, ne viens pas te plaindre ! » C’est le terreau de relations qui peuvent être abusives, il faut être vigilante.

Vous aviez 23 ans quand vous avez vécu une expérience amoureuse non-réciproque. Combien de temps avez-vous mis pour vous libérer de cette histoire ?

J’ai mis presque dix ans à comprendre. Le travail des militant·es dans d’autres domaines m’a aidée et a nourri l’analyse. Mais ce qui est dingue, c’est à quel point on complique les choses. Il faudrait revenir à ce qu’il y a de plus simple et de plus évident : entre deux personnes quelles qu’elles soient, il y a des effets d’attraction. Une femme handicapée dégage des choses intéressantes, et certains hommes n’y sont pas insensibles. Le problème, c’est qu’ils n’ont rien pour les rassurer autour d’eux, ils sont perturbés par le fait d’être attirés par quelqu’un qu’on leur présente comme repoussant. C’est logique. Il faut revenir à l’essentiel. L’essentiel, c’est l’amour.

Avez-vous le sentiment d’avoir été regardée, considérée différemment par les hommes après la publication de votre livre ?

Non. Je me fous totalement de la façon dont ils me considèrent. Je pense d’ailleurs que les femmes hétéros perdent trop de temps à essayer de savoir si elles plaisent ou pas aux hommes. Il faut n’en avoir juste rien à secouer.

Avec ce livre, vous militez quand même pour le droit à l’amour.

Non, je milite pour que les femmes handicapées puissent jouir, dans ce domaine, de la même liberté que les autres femmes. Me concernant, je sais aujourd’hui que les mecs m’aiment bien en fait ! Longtemps, je me suis demandé si je leur plaisais ou pas, c’était une préoccupation. Maintenant, je sais que je leur plais. Le problème n’est pas là. Avant aussi, sans doute, mais je ne m’en rendais pas compte. C’était tellement inenvisageable pour moi. Désormais, je m’en fous complètement. Je ne veux pas être avec quelqu’un à tout prix. 99 % des mecs veulent commander.

Même si vous n’attendez rien, aimeriez-vous vivre une grande histoire d’amour partagée ?

Vous ne savez pas si j’en ai vécu une ou pas.

Dites-moi.

On me demande tout le temps où j’en suis dans ma vie sentimentale. Depuis que j’ai 25 ans, ça revient en boucle : « Est-ce que tu es avec quelqu’un ? », « Pourquoi t’as pas de copain ? » On est passé du silence radio total sur cette question, à l’obsession de me voir en couple. Ce changement vient de mon propre changement. J ’ai pris confiance et c’est devenu possible pour les gens de m’envisager avec quelqu’un.

Vous aimeriez être en couple ?

Je trouve qu’il faut rester ouverte à la possibilité d’une rencontre intéressante, mais je n’en fais pas un objectif de vie. Avec ma personnalité chelou, je rencontre tellement de gens trop bien que ça remplit ma vie, ça m’intéresse limite plus que rencontrer un mec. Si ça arrive, c’est la cerise sur le gâteau, mais le gâteau, il est déjà là. Et avec toutes mes lectures féministes subversives, je me rends compte à quel point tout est à revoir. Le couple, ce truc installé, je trouve ça ultra-flippant, pauvre, ennuyeux aussi, c’est un carcan horrible. Tout est à revoir.

À un moment, dans le livre, vous écrivez : “Les emmerdes, j’en ai depuis que je suis née.” Pourtant, vous êtes joyeuse, pêchue. Vous avez le cuir épais, non ?

J’ai pas eu le choix ! Si vous voulez tenir en milieu hostile, il faut trouver des moyens de tenir. Ma mère m’a bien préparée à ça. Elle m’a élevée de façon à ce que je sois très difficile à écraser. C’était son objectif. La préoccupation des parents d’un enfant handicapé est : que va-t-il·elle devenir si je meurs ? L’une des options prises par ma mère a été de me rendre dure. L’idée directrice était : ne pas s’appesantir sur les difficultés, trouver des solutions, avancer. Elle dit toujours : « La vie n’est ni juste ni injuste, c’est la vie, il faut avancer. »

Elle a fait de vous une guerrière ?

Ça c’est sûr ! Très jeune, elle a pris conscience que pour certaines personnes, la vie est une guerre et il faut être prêt. Elle n’était pas de ces parents qui cachent les injustices et la mocheté du monde pour protéger les enfants. Elle était exactement le contraire : « Le monde est pourri, si tu veux t’en sortir, tu as intérêt à jouer des coudes. Tu n’es pas toute seule, on te soutient. » C’était brutal par moments. Le résultat ? Je n’ai jamais été naïve, toujours hyper-méfiante. Faire de moi une combattante, c’était la seule solution pour m’en sortir s’il lui arrivait quelque chose. Maintenant, elle me trouve un peu dure. (Rires.)

Cash certes, mais dure, vraiment ?

En tant que femme, si vous avez de la personnalité, direct, on va vous dire : « Tu es dure, autoritaire. » Si vous êtes une femme handicapée, encore plus, vous devriez doublement la fermer. Votre personnalité ne colle pas avec ce que vous êtes supposée être. Plus jeune, je me disais : « Les femmes doivent être douces, moi, je n’ai pas ce truc-là. » Je voyais ça comme un problème.

Maintenant, j’assume. J’ai du caractère. Ça a le grand mérite d’éloigner les gens inintéressants. Petite, j’adorais les personnages de méchantes, de reines machiavéliques. Elles me donnaient envie de leur ressembler, j’aurais aimé être aussi impitoyable. Je m’identifiais plus à ces femmes diaboliques qu’aux princesses nulles. Elles incarnaient la mauvaise féminité, celles qui veulent le pouvoir.

Ce sont des mecs qui créent ces personnages : ils leur prêtent l’ambition de contrôler le monde alors qu’en fait, elles veulent juste contrôler leur vie. C’est ce qu’on reproche aux féministes, finalement. Vraiment, j’adore ces personnages. C’est pour ça que je me dessine des sourcils de méchante. Pour rigoler, jouer avec ce type de codes.

« 3 femmes qui m’ont inspirée »

Ma mère

« La personne la plus forte que je connaisse. Elle a survécu à une dictature militaire, elle a pris des décisions majeures me concernant alors qu’elle avait à peine plus de 20 ans. Elle est drôle, elle est libre et elle n’a jamais cessé de me surprendre. »

Helen Keller

« C’est une femme handicapée, auteure, conférencière et militante américaine du XIXe siècle. Enfant, j’ai lu son histoire. Son parcours a été édulcoré, mais en réalité, elle était socialiste, très engagée politiquement. »

Mercedes Sosa

« Une chanteuse argentine très connue en Amérique latine que j’adore. Ses chansons sont fortes, puissantes, vivifiantes et mélancoliques à la fois. L’une de mes chansons préférées est Sólo le pido à Dios (Je le demande seulement à Dieu) – même si je ne crois pas en Dieu – parce qu’elle demande à ce que l’injustice ne la laisse jamais indifférente et à ne pas être fauchée par la mort sans avoir eu le temps de faire suffisamment. »

Cet entretien est initialement paru dans le n°823 de Marie Claire, daté d’avril 2021. Un numéro collector, avec huit interviews de femmes engagées (Leïla Bekhti, Juliette Binoche, Annie Ernaux, Odile Gautreau, Grace Ly, Aïssa Maïga, Elisa Rojas, et Lous and the Yakuza) et huit Unes, photographiées par Charlotte Abramow.

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Source MARIE -CLAIRE.

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